LE TEMPS SUSPENDU
J’avais dix ans et je chevauchais dans la pampa. A l’ombre de l’algarrobo, seul arbre visible dans l’immense mer végétale, mon frère et moi avions attaché nos chevaux pour nous protéger des flèches de feu du soleil de midi.
Dans le sac à provisions j’avais caché timidement ma première quena, ce modeste morceau de bambou qui ne possède qu’une simple encoche à son extrémité, et sept trous pour les doigts ; sept ouvertures où se dissimulent tant de musiques, de silences, de promesses et de solitudes. C’était la première fois que j’avais une pareille flûte entre les mains.
Avant de me décider à souffler dedans, enchanté par la simplicité de l’objet dissimulé entre les herbes et les branches cassées, je suis resté une longue heure à la regarder, à la rouler avec délicatesse entre l’ombre et le soleil pour qu’elle livre toutes les nuances de sa matière. Je cherchais à la disposer comme dans une nature morte, pour avoir l’illusion qu’elle avait poussé ainsi, seule, semblable à une créature immémoriale, en connivence secrète avec les trois royaumes.
Avec un brin d’humour, mon compatriote Macedonio Fernandez disait que si on lui donnait assez de temps pour demeurer couché dans la pampa et fixer ses yeux sur l’immense coupole étoilée de la nuit, il pourrait résoudre la totalité des mystères de l’univers. (Borges nous assure que Macedonio n’a jamais réussi, mais qu’il a eu certainement l’intuition de ces mystères).
De retour à la estancia, cette nuit-là – et bien que je n’eusse pas encore lu Macedonio – je suis resté allongé sous le manteau d’étoiles, la quena à la bouche. Au premier souffle m’est apparu, clairement dessiné dans les constellations, le message minéral des hommes de l’ancienne Amérique. Prétention, intuition infantile ou mystère de la poésie ? Qui saurait le dire ? L’important est que dans ces constellations j’ai cru voir un plan, un destin général. Lequel ? Je ne l’ai jamais su. Je ne sais encore rien mais, depuis ce jour, depuis cette nuit, les yeux grands ouverts, je rêve toujours de devenir un passeur de ce message. Quoique je ne puisse pas le comprendre et encore moins l’expliquer, il me réclame tout en me donnant en échange ce qu’il me faut bien appeler « mon destin », – un destin que les années sont venues dévoiler, m’enrichissant de surprises, d’intuitions, de flûtes, de musiques, d’études, de voyages et de rencontres.
Dans le vertige de ce que quelques-uns se plaisent à appeler « une carrière » et d’autres plus pudiquement « le métier », la part des autres est trop importante. La musique est interactive par définition. Les influences extérieures et l’environnement jouent un rôle majeur. L’offre sonore est aujourd’hui industrielle. Si trop de couleurs tuent la couleur, il en va de même pour tout le reste, y compris pour la musique. Aussi ai-je besoin de revenir aux premières sensations que la musique m’a offertes, de rendre hommage au premier son de la quena dans la nuit argentine de mon enfance, de jouer sans tenir compte des tendances, et de laisser apparaître, tout en jouant, la part du spectateur, l’espace et le silence.
Par chance, quelques amis musiciens partagent ce besoin. Ensemble nous nous proposons de nous souvenir du fond de tiroir dans lequel nous avons laissé s’endormir ces photographies sonores. Même si elles sont en noir et blanc, elles signifient beaucoup pour nous. Notre âme y demeure. Pour la retrouver, il nous faut suspendre le temps, arrêter l’action et, afin de mieux la contempler, fermer un peu les yeux.
Luis Rigou